samedi 27 avril 2013

Georges Rodenbach, romancier symboliste


Bruges-la-Morte (roman,1892)
Hugues est veuf et ne supporte pas la mort de son épouse. Son amour pour elle était si fort qu’il a conservé la chevelure de la disparue et lui voue un culte mystique. Quand une autre femme commet le sacrilège de toucher à cette relique, la tresse de la défunte se mue en instrument de mort. 


Puis, la jeune femme était morte, au seuil de la trentaine, seulement alitée quelques semaines, vite étendue sur ce lit du dernier jour, où il la revoyait à jamais: fanée et blanche comme la cire l'éclairant, celle qu'il avait adorée si belle avec son teint de fleur, ses yeux de prunelle dilatée et noire dans de la nacre, dont l'obscurité contrastait avec ses cheveux, d'un jaune d'ambre, des cheveux qui, déployés, lui couvraient tout le dos, longs et ondulés. Les Vierges des Primitifs ont des toisons pareilles, qui descendent en frissons calmes.
Sur le cadavre gisant, Hugues avait coupé cette gerbe, tressée en longue natte dans les derniers jours de la maladie. N'est-ce pas comme une pitié de la mort? Elle ruine tout, mais laisse intactes les chevelures. Les yeux, les lèvres, tout se brouille et s'effondre. Les cheveux ne se décolorent même pas. en eux seuls qu'on se survit! Et maintenant, depuis les cinq années déjà, la tresse conservée de la morte n'avait guère pâli, malgré le sel de tant de larmes.

Pour la voir sans cesse, dans le grand salon toujours le même, cette chevelure qui était encore Elle, il l'avait posée là sur le piano désormais muet, simplement gisante - tresse interrompue, chaîne brisée, câble sauvé du naufrage! Et, pour l'abriter des contaminations, de l'air humide qui l'aurait pu déteindre ou en oxyder le métal, il avait eu cette idée, naïve si elle n'eût pas été attendrissante, de la mettre sous verre, écrin transparent, boîte de cristal où reposait la tresse nue qu'il allait chaque jour honorer.
Pour lui, comme pour les choses silencieuses qui vivaient autour, il apparaissait que cette chevelure était liée à leur existence et qu'elle était l'âme de la maison....”


Au terme d'une promenade dans Bruges, Hugues croise une femme qui  ressemble à la morte. Cette  apparition le fait chavirer.

“Eh bien! oui! cette fois, il l'avait bien reconnue, et à toute évidence. Ce teint de pastel, ces yeux de prunelle dilatée et sombre dans la nacre, c'étaient les mêmes. Et tandis qu'il marchait derrière elle, ces cheveux qui apparaissaient dans la nuque, sous la capote noire et la voilette, étaient bien d'un or semblable, couleur d'ambre et de cocon, d'un jaune fluide et textuel. Le même désaccord entre les yeux nocturnes et le midi flamblant de la chevelure...."

Hugues va vivre une brève idylle avec cette autre femme jusqu’au jour où Jane se rend chez lui et touche à la chevelure de la Morte.

“Jane, ironique, s'égayant avec perversité de l'irritation de Hugues, et la secrète envie de le narguer davantage, avait passè dans l'autre pièce, touchant à tout, bouleversant les bibelots, chiffonnant les étoffes. Tout à coup elle s'arrêta avec un rire sonore.
Elle avait aperçu sur le piano le précieux coffret de verre et, pour continuer la bravade, soulevant le couvercle, en retira, toute stupéfaite et amusée, la longue chevelure, la déroula, la secoua dans l'air.
Hugues était devenu livide. C'était la profanation. Il eut l'impression d'un sacrilège...
Depuis des années, il n'osait toucher à cette chose qui était morte, puisqu'elle était d'un mort. Et tout ce culte à la relique, avec tant de larmes granulant le cristal chaque jour, pour qu'elle servît enfin de jouet à une femme qui le bafoue...
Il allait la chasser! Mais Jane, tandis qu'il s'élançait, se retrancha derrière la table, comme par jeu, le défiant, de loin suspendant la tresse, l'amenant vers son visage et sa bouche comme un serpent charmé, l'enroulant à son cou, boa d'un oiseau d'or...


Hugues criait: ‘Rends-moi! rends-moi!...’
Jane courait, à droite, à gauche, tourbillonnant autour de la table.
Hugues, dans le vent de cette course, sous ces rires, ces sarcasmes, perdit la tête. Il l'atteignit. Elle avait encore la chevelure autour du cou, se débattant,
Georges ne voulant pas la rendre, fâchée et l'injuriant maintenant parce que ses doigts crispés lui faisaient mal.
- Veux-tu ?
- Non! dit-elle, riant toujours d'un rire nerveux sous son étreinte.
Alors Hugues s'affola; une flamme lui chanta aux oreilles; du sang brûla ses yeux; un vertige lui courut dans la tête, une soudaine frénésie, une crispation du bout des doigts, une envie de saisir, d'étreindre quelque chose, de casser des fleurs, une sensation et une force d'étau aux mains - il avait saisi la chevelure que Jane tenait toujours enroulée à son cou, il voulut la reprendre! Et farouche, hagard, il tira, serra autour du cou la tresse qui, tendue, était roide comme un câble. Jane ne riait plus; elle avait poussé un petit cri, un soupir, comme le souffle d'une bulle expirée à fleur d'eau. Étranglée, elle tomba.  Elle était morte - pour n'avoir pas deviné le Mystère et qu'il y eût une chose là à laquelle il ne fallait point toucher sous peine de sacrilège. Elle avait porté la main, elle, sur la chevelure vindicative, cette chevelure qui, d'emblée - pour ceux dont l'âme est pure et communie avec le Mystère - laissait entendre que, à la minute où elle serait profanée, elle-même deviendrait l'instrument de mort..."




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