Le témoignage d’Esperanza
"J’ai commencé à perdre mes cheveux à l’âge de quatre ans ; je les retrouvais le matin sur mon oreiller, laissant de grandes plaques douces et lisses sur mon crâne ; quand ils repoussaient d’un coté, ils tombaient de l’autre.
Ma mère était atterrée par cette perte. Le médecin du quartier évoqua la gale, mais les prélèvements pratiqués avec grande précaution pour ne pas me toucher, ne révélèrent aucun problème infectieux. Ce fut l'unique fois où je vis ma mère pleurer. Sans culture mais dotée d'une grande intelligence, elle réussit à me conduire à la meilleure consultation de dermatologie de Paris.
A l'époque, j'étais une enfant ballotée entre deux adultes qui se déchiraient. Mon père m’avait littéralement enlevée à ma mère et emmenée avec lui en Espagne pour la punir d’avoir rompu avec lui. Là bas ne sachant pas quoi faire de moi, il m’avait « placée » chez son frère dont l’épouse ne pouvait pas avoir d’enfants. Je servais à la fois d'objet de chantage entre mes parents et d’enfant de substitution pour mon oncle et ma tante.
L’enlèvement après l'école
Dans ma mémoire de petite fille la scène est extrêmement brutale : mon père vient me chercher à l’école maternelle et fait valoir le droit espagnol paternel auprès de la directrice sidérée. Puis il me ramène chez ma mère, lui annonce que je pars avec lui et qu'elle n'a aucun pouvoir de l'en empêcher. Ma mère m’a enfilé ma plus belle tenue, une petite robe rouge en laine, qui grattait un peu et que j'adorais. Ce fut mon unique bagage. Mon père m'a prise par la main et a refermé la porte.
Combien de temps a duré l’épisode de mon placement à Madrid ? Je pense que j’ai été déscolarisée plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois. Un jour, ma mère n'y tenant plus a déboulé chez mon oncle pour me récupérer mais l'histoire s'est terminée au commissariat : le droit était du côté de son mari et elle du repartir bredouille. Séparée d'elle, j’ai commencé à dépérir et à refuser de manger. Un médecin a fini par comprendre ma souffrance et a convaincu mon père de me ramener chez moi.
Adieu mes cheveux !
De retour à Paris, mes cheveux ont commencé à tomber par plaques. Ma mère désespérée, s’employait à masquer mes zones de calvitie par des coiffures compliquées (un peu à la façon dont le président Giscard d’Estaing rabattait une longue mèche sur son crâne). Elle s'obstinait à me trainer chez des spécialistes. Un jour à l'hôpital Saint-Louis un dermatologue qui devait m'appliquer de la neige carbonique fumante sur la tête a eu pitié de mon calvaire ; je l’entends encore dire à ma mère « Fichez la paix à cet enfant ! »
A partir de là, mes cheveux n'ont pas repoussé mais on m’a laissée tranquille.
Un jour le savant montage que s’ingéniait à créer ma mère pour masquer mes pelades a lâché en pleine cour de récréation; ce fut l'horreur ! Convoquée par la directrice, ma mère dut fournir à l’école un certificat de non-contagion !
La petite fille écartelée
Progressivement et surtout à l’adolescence, les pelades se sont espacées. Personne n’a songé à me conduire chez le psychologue mais j’ai compris peu à peu le choix impossible de la petite fille que j'étais, écartelée entre son père et sa mère. Les enfants entendent tout, ils perçoivent les drames qui se jouent entre les adultes mais n'ont pas de mots pour exprimer leur désarroi. J’ai été un enjeu de pouvoir entre mes parents et mon corps a crié ma détresse. Toute mon attitude avec les enfants aujourd’hui est basée sur le respect qui leur est du et dont je pense avoir été privée. Le hasard toujours farceur, m'a fait épouser un marchand de jouets; j’anime des ateliers avec les petits, peut-être pour préserver ce territoire de l’enfance dont j’ai été privée.
Couper les fils du passé
Aujourd’hui, à peu près guérie de ce traumatisme, je souhaite franchir une étape supplémentaire. Alors que j'aborde la cinquantaine avec les cheveux longs, je voudrais adopter une coupe courte et légère qui exprime l'autonomie que j’ai conquise. Une façon de tourner définitivement la page de mon enfance volée. Un cycle se termine, un autre commence. Les enfants grandissent et commencent à poser des problèmes d’adolescents, les parents vieillissent… je voudrais me libérer de tous ces liens qui m’entravent, conquérir une vraie liberté. Le rêve de couper mes cheveux participe de ce désir. Mais je n'ose pas franchir le pas. »
Propos recueillis par Catherine, le 31 mars 2015